Introduction : Diagnostic d’un phénomène silencieux
En regardant n’importe quelle carte du monde, on se rend vite compte de la forte concentration des villes autour des points d’eau : le long des côtes, proches des mers et océans, et à l’intérieur des terres, autour des lacs et rivières.
Ce positionnement est évident vu le fait que l’eau est essentielle à toute civilisation ; et les sécheresses que connaît actuellement notre planète en conséquence du changement climatique nous laissent penser que cette ressource viendra à manquer dans les décennies à venir.
Alors ce n’est pas faux. Mais il ne faut pas oublier une autre conséquence, tantôt spectaculaire, tantôt silencieuse, de la hausse des températures sur notre planète : la montée des eaux. Tantôt spectaculaire, comme Manon l’a souligné avec son article sur nos habitats face aux catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes, et tantôt silencieuse, comme le montrera cet article.
En effet, la montée des eaux généralisée sur notre planète n’est pas quelque chose que l’on peut observer du jour au lendemain, comme une soudaine tempête. Il s’agit plutôt d’une montée progressive du niveau des océans (et par conséquent toutes les rivières et fleuves qui y sont reliés), qui se fait plutôt à l’échelle d’un voire plusieurs siècles. D’après la NASA[1], on parle à l’échelle globale d’une élévation du niveau des mers d’environ 3 millimètres par an en moyenne dans le monde sur les 30 dernières années (et avant cela, le GIEC mentionne que le siècle passé on était à 1 ou 2 mm par an[2]).
Mais cela ne va que s’accélérer : le dernier rapport du GIEC sur le sujet mentionne qu’on va connaître une augmentation de 4 à 9 mm, voire jusqu’à 10 à 20 mm d’élévation par an selon les scénarios[2]. Ce qui fait qu’en ce moment on a connu environ 23 centimètres d’élévation du niveau de la mer en moyenne depuis 1880[3]. Et que, toujours d’après le GIEC, on pourrait se retrouver avec une élévation de 1 à 2m du niveau des océans d’ici 2100 ! Sans parler du fait que c’est un phénomène qui pourrait continuer à s’accentuer sur les siècles suivants.
Alors cela ne paraît pas beaucoup. Mais il ne faut pas se leurrer : c’est une élévation moyenne du niveau du niveau des eaux au niveau global, et non pas une élévation de la rivière derrière votre jardin. Car contrairement aux idées reçues, le niveau des océans n’est pas le même partout dans le monde, vu que notre planète n’est pas une sphère parfaite et que sa gravité n’est pas exactement la même partout sur le globe[4].
La principale cause de cette élévation des océans ? Le changement climatique, bien évidemment. Et non, ce n’est pas à cause de la fonte de la banquise en Arctique. Plutôt, c’est à cause de la fonte des immenses calottes polaires et des glaciers, comme celles du Groenland et de l’Antarctique, que le niveau de nos océans augmente. En effet, il s’agit d’eau douce qui, avec la montée des températures, fond et se déverse dans les mers. Cette eau douce vient donc s’ajouter dans l’eau de nos océans, contrairement à l’Arctique qui lui-même est déjà un océan, et est juste en partie gelé. Vient s’ajouter à cela un deuxième phénomène, moins connu : la dilatation thermique. Comme un ballon de baudruche qui gonfle lorsque l’on réchauffe l’air dedans, les océans se réchauffent et voient leur volume augmenter. Et ce phénomène contribue de moitié à l’élévation des océans[5] !
Villes en danger ? Zoom sur les Pays-Bas.
Mais revenons-en à nos villes. Comme elles sont majoritairement situées soit sur les côtes, soit aux abords de fleuves ou de rivières, elles seront directement affectées par cette élévation progressive du niveau des mers qui ne fera que s’accélérer au cours de ce siècle.
Alors comment faire ? Pas de panique, des solutions existent. Pour explorer ces solutions, faisons un tour aux Pays-Bas. C’est un pays dont les villes sont historiquement construites en grande partie sous le niveau de la mer, et qui en sus, est l’un des pays les plus densément peuplés au monde. Comment cela est-il possible ? Cela passe par d’ingénieux procédés de maîtrise des eaux[6]. Le premier, commencé dès le Moyen-Âge, est l’installation de digues de manière organisée, les habitants de la région (les Frisons) connaissant déjà à cette époque une montée des eaux, non-causée par des activités humaines dans ce cas-ci. Mais bien qu’on utilise encore cette technique aujourd’hui, pour les Frisons, cela n’avait pas suffi.
Est alors pensée une autre innovation majeure : les polders. Dès le XIIIème siècle, on commence à drainer chaque année des centaines d’hectares d’eau de mer en évacuant celle-ci vers des zones où l’eau est asséchée. On obtient alors de vastes étendues gagnées artificiellement sur la terre, en endiguant les surfaces à assécher. L’eau est d’abord pompée par la marée, puis plus tard, artificiellement grâce à la généralisation des moulins à vent au XVIIème siècle. Les excès d’eau arrivant dans le polder sont éliminés en continu par ces mêmes systèmes de pompes.
Aujourd’hui, une grande partie des côtes des Pays-Bas est toujours « poldérisée », et les moulins à vent ont laissé place à des pompes électriques. Ainsi en moins de 500 ans, de la fin du Moyen-Age à la fin du XVIIème siècle, on a pu conquérir pas moins de 190 000 hectares sur la mer, soit 4% de la superficie actuelle du pays[6].
Cependant, ce système va être mis à l’épreuve. Car en 1953, c’est le drame : une forte tempête fait céder les digues à divers endroits, provoquant des inondations catastrophiques, avec un bilan de 1 800 morts et 200 000 hectares sous l’eau. On répond alors à cette menace en construisant de nouvelles digues, toujours plus hautes et plus résistantes, qui viennent s’ajouter aux anciennes digues, en optant pour une combinaison de sable et de rehaussements en herbe. Mais cette guerre contre la mer provoqua en conséquence un enfoncement des terrains, ce qui à terme ne fait qu’empirer le problème[7].
C’est là que les choses deviennent intéressantes. Car en voulant tout mettre sous digues et fermer l’estuaire des côtes néerlandaises, on a créé d’autres problèmes : une stagnation et une pollution des eaux par les usines. C’est ainsi que dans les années 1970, un important facteur environnemental a commencé à être pris en compte, et on ne pouvait plus boucler la dernière digue. Il a fallu innover pour créer un type de barrage amovible qui puisse protéger les côtes tout en conservant le va-et-vient des marées. On passe alors de techniques de lutte contre les eaux à une technique du « vivre avec » l’eau.
C’est ce type d’approche radicale, remettant en question les pratiques mises en place précédemment, qui caractérise les Pays-Bas. Au lieu de renforcer les digues, on se mit alors à protéger le littoral en transportant naturellement des sédiments avec le courant de dérive littorale. C’est alors qu’est né en 2008 un projet utilisant ce courant : le Zandmotor, ou « Moteur à sable ». Ce projet a permis d’éviter l’érosion des dunes protégeant le pays non plus de manière très localisée, mais à l’échelle inter-régionale, en déposant tout simplement une bande de sable en amont des courants qui vont ensuite l’étendre sur toute la côte, en laissant faire la nature : plus besoin de coûteuses opérations de dragage qui, en plus, dégradent les fonds marins. Une prouesse montrant qu’ingénierie, technique et nature peuvent travailler main dans la main pour protéger des villes entières !
Face à la montée des eaux, on peut suivre l’exemple des Pays-Bas qui, comme Manon l’a décrit dans son article, est à présent un pays résilient face à cette menace. Ainsi on met en place une « dépoldérisation », transformant les champs en marécages, ces derniers ayant de remarquables propriétés d’absorption des eaux.
Une dernière option, plus créative, est également imaginée par certaines entreprises néerlandaises : des villes, ou plus modestement des quartiers flottants. Mais cela reste réaliste comparé aux idées de science-fiction dont nous avions parlé auparavant et dont nous avions douté de la faisabilité ou de l’éthique. Pour résumer, ces villes flottantes s’inscrivent parfaitement dans la logique d’utiliser la technologie non pas contre, mais avec la nature. Il y a déjà certains de ces quartiers qui ont été construits (notamment à Amsterdam), et qui permettront à terme d’assouplir les exigences de débordement des digues tout en résolvant le problème de surpopulation des villes sur la terre ferme.
Conclusion : vers une cohabitation entre villes et nature
Face à la montée des eaux, pas besoin de revenir à l’âge de pierre : on peut toujours trouver des moyens de « vivre avec », sans avoir besoin de « lutter contre ». Car c’est précisément le piège dans lequel il ne faut pas tomber : si l’on continue de toujours lutter contre la nature, on perd en résilience, on ne peut pas s’adapter à ses caprices, et la nature finit par gagner. Il faut donc utiliser notre technologie à bon escient sans avoir besoin de remettre en cause l’existence-même de notre civilisation et des villes.
Mais il faudra avoir les moyens et la volonté de faire ce genre de protections ; d’autres pays comme l’Indonésie ont préféré baisser les bras et carrément déplacer leur capitale entière. Jakarta, la capitale actuelle, est en train de rapidement s’enfoncer dans le sol, au rythme de 6 cm par an ! Si rien n’est fait, un quart de sa superficie finira sous les eaux d’ici 2050. Et ce, alors que les scientifiques expliquent bien qu’il est possible de sauver la ville de l’immersion, en « contrôlant l’affaissement du terrain en maîtrisant l’exploitation des eaux souterraines », sans renforcer les digues qui empirent le phénomène d’enfoncement[8].
Une autre solution, plus radicale, serait de « désimperméabiliser » les villes, c’est à dire de remplacer les revêtements imperméables (goudron, etc.) par des revêtements laissant l’eau s’infiltrer, évitant ainsi que l’eau ne déborde et n’inonde davantage avec la montée des eaux.
En résumé, il n’y a pas une solution miracle à la montée des eaux qui menacent nos villes, mais l’exemple des Pays-Bas nous montre qu’il existe bien une multitude d’options qui pourraient nous sauver, si bien entendu, nous agissons en prévention et non en réaction, avec anticipation. Car nous ne sommes pas complètement démunis : en voyant la nature comme partie intégrante de nos villes et non comme un système à part, il est possible de faire cohabiter ces deux milieux en symbiose, et ainsi nous épargner de la catastrophe.
Élie Goubault De Bruyère